Churchill: les coulisses de son discours pro-européen à Zurich
A l’occasion du 50e anniversaire de la mort de Winston Churchill, les Documents Diplomatiques Suisses ont mis en ligne une série de courriers qui dévoilent les préparatifs diplomatiques engendrés par la visite en Suisse du héros britannique de la Seconde Guerre mondiale et son fameux discours sur les Etats-Unis d’Europe prononcé à Zurich en septembre 1946.
C’est durant l’année suivant la fin de la Seconde Guerre mondiale que le «Vieux Lion» vient se reposer sur les bords du lac Léman à la villa Choisi (commune de Bursinel). Des vacances financées par les milieux industriels et financiers helvétiques «dans l’espoir de regagner des sympathies en Grande-Bretagne, le nom de leur entreprise se trouvant toujours sur la liste noire des Alliés», rappelleLien externe le Dictionnaire historique de la Suisse.
Ce séjour est entré dans l’Histoire avec un discours prémonitoire prononcé le 19 Septembre 1946 à l’Université de Zurich dans lequel Churchill appelle à la réconciliation entre l’Allemagne et la France et prône la création des «Etats-Unis d’Europe».
Durant son séjour helvétique, une grande partie de la population et de nombreux représentants de la politique, de l’économie et de la culture lui ont manifesté leur enthousiasme. Les autorités helvétiques, elles, se sont montrées plus circonspectes, comme le montre certains courriers des diplomates suisses.
«Il attaquait d’une façon assez courageuse les alcools»
«J’ai dîné l’autre jour avec M.Winston Churchill et M.Léon Blum. Le premier attaquait d’une façon assez courageuse les alcools disponibles et je dois considérer la seconde partie de la conversation, de ce fait, comme nulle et non avenue. En effet, l’ancien Premier ministre prononçait des mots, mais il était difficile d’en détacher un sens précis.»
C’est ainsi que démarre le contre-renduLien externe que fait le diplomate Carl Burckhardt au ministre des Affaires étrangères Max Petitpierre d’un dîner dans la capitale française avec l’ancien Premier ministre britannique en juillet 1946.
Dans une lettreLien externe envoyée en novembre 1945, quatre mois après la défaite de Churchill aux élections législatives, Burckhardt dépeint un autre dîner mémorable à Paris avec le désormais chef de l’opposition conservatrice au parlement britannique.
Après avoir remis à sa place l’un des convives (Paul Raynaud, président du Conseil jusqu’en 1940), «Tout à coup, il se tourna vers moi et, à brûle-pourpoint, me dit: ‘J’aime beaucoup votre pays. C’est le meilleur sur le continent. Vous avez fait votre affaire aussi bien que si vous aviez été des Anglais. Ça m’a plu. Evidemment si moi je vous aime, par contre mon ami Staline vous déteste.»
«Après une demi-heure, Churchill revint de mon côté et me dit: ‘J’ai abattu le nazisme’, avec l’expression d’un homme de chez nous qui dirait, le soir, à l’auberge : ‘J’ai abattu le grand sapin qui menaçait le toit.’ Puis il ajouta: ‘Mais il ne faut pas oublier que j’ai, toute ma vie, été un ennemi irréductible du communisme et, jusqu’à la fin de mes jours, je le combattrai. Le combat a commencé. Il faut maintenant sortir des accommodements.’» L’URSS était en effet dans le camp des Alliés contre l’Allemagne nazie.
«Vous avez beaucoup d’argent»
Plus loin, Burkhardt relate les propositions de Churchill à la Suisse: «Il avait mordu son deuxième cigare et de sa bouche butée et méprisante, en avait craché le bout. (…) Le programme qu’il développa pour nous, tout en restant très simple, ne paraissait réserver aucune récompense pour les qualités qu’il avait bien voulu nous reconnaître, car il dit: ‘Vous avez beaucoup d’argent et avec cet argent, vous devez renforcer, renforcer, renforcer votre armée, parce que vous aurez peut-être l’occasion de vous battre cette fois, en première ligne.’ (…) Puis l’ancien Premier ministre ajouta: ‘Votre neutralité, je n’en connais pas l’historique, mais elle nous a rudement servi au point de vue stratégique. Elle est une nécessité, ou plutôt elle a été une nécessité, car la prochaine fois, si nous ne réussissons pas à l’éviter, plus rien ne tiendra, aucune loi internationale. Ce ne sera qu’alors que nous connaîtrons la guerre totale.’»
Dans un courrierLien externe adressé à Petitpierre par Jacques-Albert Cuttat, chef du protocole à Berne et étroitement impliqué dans la visite de Churchill en Suisse, le Vieux Lion confirme le peu de sympathie de Staline à l’égard de la Suisse.
Se référant à une réunion avec Churchill le 11 septembre 1946, Cuttat écrit: «En 1944, Staline lui avait proposé d’envahir la Suisse pour pouvoir attaquer l’Allemagne de ce côté. En me regardant longuement. M.Churchill me dit qu’il avait alors répondu sèchement à Staline: ‘Nous autres, les Anglais, nous ne faisons pas des choses pareilles. Nous n’envahissons pas un pays neutre’. Je ne manquai pas de lui répondre que l’on ne sait pas chez nous à quel point nous lui sommes redevables.»
C’est dans ce contexte qu’est née l’idée d’inviter – tous frais payés – Churchill en Suisse.
Selon Hans Bracher, un officier de l’armée de haut rang chargé avec d’autres d’organiser la future visite de Churchill, les entreprises qui financent (environ 60’000 francs suisses de l’époque) les vacances helvétiques du Vieux Lion, n’étaient pas uniquement motivées par des considérations philanthropiques, mais voulaient aussi améliorer en Grande-Bretagne leur réputation qui avaient souffert pendant la guerre.
Les négociations se poursuivent en douceur, avec Anton Bon, ancien directeur de l’Hôtel Dorchester à Londres, dans un rôle d’intermédiaire.
Dans le compte-renduLien externe fait à Max Petitpierre le 27 Juillet 1946, l’ambassadeur Burckhardt écrit que «M.Churchill se réjouit beaucoup de son séjour en Suisse. Il m’a dit vouloir avant tout nager. Ayant le choix entre une villa appartenant à M.de Schulthess, sur les bords du Lac de Zoug, et la villa du banquier Fred Kern à Genève, il semblait donner la préférence à cette dernière, pensant que l’eau du Lac Léman serait plus chaude après le 22 août que celle d’un lac situé dans les montagnes.»
Et d’ajouter: «Il se fait un plaisir d’aller à Berne et il est très désireux de voir un spectacle militaire. Je pense que l’idée du Général Guisan de faire un voyage avec lui à travers le réduit est excellente.»
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Pas de doctorat pour Churchill
Burckhardt écrit également que les universités de Zurich et de Lausanne avaient été contactées pour l’octroi du titre de docteur honoris causa à l’hôte illustre. «La réponse a été négative à Zurich, comme celle, d’ailleurs, que j’ai reçue de M.Denis van Berchem que j’avais approché au sujet d’un geste analogue de la part de l’université de Lausanne. Van Berchem rappelle avec raison le fameux doctorat conféré par cette Université à Mussolini et il est d’avis que la Faculté n’obtiendrait pas les voix nécessaires pour donner suite à une telle proposition.»
C’est le 23 août 1946, que Winston Churchill, âgé de 71 ans, atterrit à l’aéroport de Genève pour une visite de trois semaines avec sa femme et sa fille Clémentine Marie. Et ce pour s’installer à la villa Choisi sur les bords du lac Léman.
«Je fus frappé par le souci qu’il avait de saluer les ouvriers et les paysans (…) ‘Ce sont les travailleurs que j’aime le mieux’, me dit-il à deux reprises. Je n’y vois pas seulement un besoin de popularité, mais surtout la conscience d’être, en face de Staline, la seule personnalité capable d’attirer les grandes masses», écritLien externe ce jour-là Jacques-Albert Cuttat, chef du protocole à Berne, au ministre des Affaires étrangères Max Petitpierre.
Le moment fort du séjour de Churchill en Suisse fut son discours du 19 septembre à l’aula de l’Université de Zurich, un appel vibrant en faveur de l’unité de l’Europe: «Let Europe arise!».
Une perspective qui inquiétait des autorités suisses craignant des propos virulents à l’encontre de Staline et de l’URSS. Interrogé sur ce point par Jacques-Albert Cuttat, Churchill répondit: «Je ne les mentionnerai pas. Mais je laisserai les auditeurs conclure. Je sais où je parle. La Suisse n’est pas comme l’Amérique où tout le monde peut dire n’importe quoi, de sorte que les mots y ont moins de valeur.»
Une Europe aussi libre et heureuse que la Suisse
De fait, Churchill ne mentionna pas les Russes. «L’Europe est aussi le berceau du christianisme et de la morale chrétienne, le point de départ de la plus grande partie de la culture, des arts, de la philosophie et de la science du passé et du présent. Si l’Europe pouvait s’entendre pour jouir de cet héritage commun, il n’y aurait pas de limite à son bonheur, à sa prospérité, à sa gloire, dont profiteraient ses 300 ou 400 millions d’habitants», déclaraLien externe l’ancien Premier ministre à l’Université de Zurich
«La grande république au-delà de l’Atlantique a compris avec le temps que la ruine ou l’esclavage de l’Europe mettrait en jeu son propre destin et elle a alors avancé une main secourable faute de quoi une sombre période se serait annoncée avec toutes ses horreurs. Ces horreurs peuvent d’ailleurs encore se répéter. Mais il y a un moyen d’y parer et si la grande majorité de la population de nombreux Etats le voulait, toute la scène serait transformée comme par enchantement et en peu d’années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui.»
«En quoi consiste ce remède? Il consiste à recréer la famille européenne, cela dans la mesure du possible, puis de l’élever de telle sorte qu’elle puisse se développer dans la paix, la sécurité et la liberté. Il nous faut édifier une sorte d’Etats-Unis d’Europe (…) Le premier pas vers la création de la famille européenne doit consister à faire de la France et de l’Allemagne des partenaires. Seul ce moyen peut permettre à la France de reprendre la conduite de l’Europe. On ne peut pas s’imaginer une renaissance de l’Europe sans une France intellectuellement grande et une Allemagne intellectuellement grande.»
Une des premières et des plus positives réactions est venue le soir même de Petitpierre. Dans un télégramme envoyé à Churchill au Grand Hôtel Dolder, le ministre suisse des Affaires étrangères le félicite pour son discours «profond et courageux. Comme vous, je suis convaincu que le salut de l’Europe est dans l’union de ses peuples, non sous formes d’un bloc, mais suivant la formule fédéraliste dont mon pays a l’expérience séculaire et qui permet à chaque peuple de garder sa personnalité nationale en respectant celle des autres.»
(Traduction et adaptation de l’anglais: Frédéric Burnand)
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